top of page

Expédition sous la glace

Dernière mise à jour : 22 avr.

Glacier Inylchek, Kirghizistan


En novembre 2023, onze membres de l'association Regard Sur L'Aventure ont posé baudriers, crampons et piolets sur l'immense glacier Inylchek, afin de poursuivre un projet débuté quatre ans plus tôt : explorer et cartographier la zone en aval du célèbre lac Merzbacher, dans le but d'éclairer le mystérieux comportement de ce dernier. Récit d'une expédition de spéléologie glaciaire au Kirghizistan.


Le Kirghizistan, ancien membre du bloc soviétique d’Asie centrale, se distingue par son histoire, sa culture nomade et ses majestueuses chaînes de montagnes. À l’extrême orient de cette république présidentielle, se dresse le Khan Tengri dont les 7 010 m en font le troisième plus haut sommet du pays, après le Jengish Chokusu et le pic Lénine (culminant respectivement à 7 439 m et 7 134 m). Le Khan Tengri – symbole de la triple frontière partagée avec le Kazakhstan et la Chine – fait partie des emblèmes du Tian Shan (« montagnes célestes »), une chaîne de montagnes étendue sur 2 500 km et habitée des plus hauts sommets du monde.

Au pied du Khan Tengri s’étend le glacier Inylchek, le plus grand du Tian Shan et le sixième plus grand glacier non polaire au monde, s’étirant sur près de soixante kilomètres. Celui-ci est formé de deux vallées parallèles (nord et sud) qui finissent par se rejoindre à l’ouest, en territoire kirghize. C’est à la jonction de ces deux branches du glacier, que se dessine le lac Merzbacher ; il est le résultat direct de la confluence des deux vallées. Si son mode de formation est connu, son comportement et son fonctionnement extraordinaires font l’objet de nombreuses théories, pas toujours vérifiées. Plusieurs expéditions scientifiques viennent

depuis plus de 20 ans se pencher sur ce mystérieux lac, au point d’y avoir installé une base scientifique internationale en 2009.

Une expédition spéléologique nommée « Under The Ice » a vu le jour en 2019, au cours de laquelle 18 membres de l’association Regard sur l’aventure se sont joints à leurs homologues russes, italiens et polonais, parmi lesquels se trouvaient glaciologues, hydrogéologues, karstologues et spéléologues. L’objectif étant d’explorer et de documenter les entrailles du glacier en aval du lac, avec l’espoir d’y trouver un réseau

intraglaciaire unique au monde.


Zone de bivouac sur le glacier Inylchek, en aval du lac Merzbacher. Cliché Denis Pailo
Zone de bivouac sur le glacier Inylchek, en aval du lac Merzbacher. Cliché Denis Pailo

LE MYSTÈRE DU LAC MERZBACHER

Chaque année, à la fin du printemps, le lac Merzbacher se forme, contenant près de 250 millions de mètres cubes d’eau. Et chaque année, au milieu de l’été, ces mêmes 250 millions de mètres cubes d’eau sont évacués vers l’aval du glacier et la vallée kirghize. En moins de 48 heures le lac se vidange, ramenant brutalement au sol les icebergs qui flottaient à sa surface. Ses eaux traversent ensuite la frontière en direction de la Chine et de la rivière Aksou, avant de finir dans le fleuve endoréique du Tarim.

Ce phénomène, connu sous le terme de GLOF (Glacial Lake Outburst Flood), est déjà observé de façon ponctuelle dans les régions glaciaires qui voient leur neige fondre, et créer ainsi de gigantesques poches d’eau dont les barrières naturelles finissent par céder. Le déversement du lac Merzbacher, à plus de 1 000 m3/s, fut découvert en 1903 par le scientifique Gottfried Merzbacher et ne peut être attribué ni au réchauffement climatique ni au hasard, au vu de sa récurrence annuelle depuis plus d’un siècle. Alors quelle explication pour ce lac ? Soulèvement d’une partie du glacier sous la forte pression du remplissage du lac ? Ou bien ouverture d’un clapet ? Ou encore amorçage d’un siphonnage à partir d’un certain niveau d’eau ? C’est ce qu’espéraient comprendre les membres de l’expédition de 2019, désireux de découvrir un conduit long de plusieurs kilomètres. Mais le lac garde bien ses secrets.

Après avoir emmené une équipe de tournage sur le glacier en 2022 pour la réalisation d’un film documentaire, l’association RSLA a souhaité organiser une ultime expédition autour de ce célèbre lac, en novembre 2023.


Photographie satellitaire du glacier Inylchek qui s'étend sur toute la largeur de la photo. A l'est l'amont du glacier est constitué des 2 branches nord et sud qui se rejoignent en une seule jusqu'à son front, à l'ouest.
Photographie satellitaire du glacier Inylchek qui s'étend sur toute la largeur de la photo. A l'est l'amont du glacier est constitué des 2 branches nord et sud qui se rejoignent en une seule jusqu'à son front, à l'ouest.

APPROCHE


Trois journées assis sur un siège, voilà l’effort pour accéder au front du glacier Inylchek. Une journée d’avion depuis la France pour Bishkek, la capitale du Kirghizistan, en s’arrêtant par le plus grand tourniquet d’Europe : l’aéroport d’Istanbul où nous retrouvons le reste de l'équipe. Une deuxième journée de bus nous fait longer durant des heures le lac Issyk Kul, deuxième plus grand lac de montagne du monde après le lac Titicaca. Sa salinité (qui lui vaut son nom de « lac chaud »), sa longueur (182 km) et sa profondeur (668 m) en ont fait un site clé pour le développement et les tests de torpilles par la marine soviétique durant la guerre froide. Enfin, une ultime journée de KamAZ (véhicule tout-terrain 6x6 pouvant transporter une vingtaine de personnes), avec un col à 3 800 m, deux postes de contrôle militarisés régularisant l’accès aux Tian Shan et trois heures de hors-piste en aval du glacier jusqu’à son front. Cette troisième journée, sublimée par l’entrée dans la chaîne des sommets célestes, nous donne un avant-goût d’aventure qui fait monter l’excitation et l’envie d’étrenner nos crampons sur la glace.

C’est ainsi que nous arrivons de nuit au front du glacier, à 2 900 m d’altitude, où nous devons passer deux jours et trois nuits sur le camp dit d’acclimatation avant une dernière journée de marche jusqu’au camp de base. Cette introduction se fait en compagnie d’Andreï, Natalia, Nikita et Joric. Le noyau dur kirghize qui restera avec nous toute la durée du séjour sur le glacier !

Andreï est notre fixeur, il nous accompagne depuis notre arrivée à l’aéroport et ne nous quitte que les nuits. Il s’occupe de toute la logistique inhérente au projet et nous guide dans ce pays dont nous ne connaissons ni la langue, ni l’alphabet. Âgé de 31 ans et père de trois enfants, Andreï a décidé de rester dans son pays natal et d’y travailler pour sa promotion à travers le tourisme. Il guide depuis 10 ans des groupes d’étrangers venus découvrir les trésors du Kirghizistan. Nous apprécions sa mentalité et sa vision du pays

qu’il partage avec nous au fur et à mesure des jours et des vodkas dégustées. Ses traits russes, son sérieux et son anglais aux tonalités kirghizes en feraient un très bon personnage de James Bond.

Nous sommes émerveillés lorsque, le lendemain matin, nous découvrons les écrasantes montagnes qui entourent le glacier, large de trois kilomètres, à perte de vue. Ces deux journées sur le camp d’acclimatation nous permettent d’essayer notre matériel, tout en prospectant et documentant le front du glacier. Nous en profitons pour explorer quelques moulins, revoir certaines résurgences, porches et cavités découverts les années précédentes et dont nous comparons les mouvements de position entre 2019 et 2023. L‘observation d’empreintes laissées dans la neige, finit d’éveiller notre curiosité et nous rappelle que nous ne sommes pas seuls dans cet environnement si peu propice à la vie.

Pendant ce temps, Joric et trois autres porteurs font un premier trajet vers le camp de base où ils acheminent du matériel et préparent le camp pour notre arrivée. Situé à 3 400 m d’altitude, ce camp doit être atteint en une journée de marche longue de 18 kilomètres. Nous y passerons 10 jours et 11 nuits.

Joric est l’homme à tout faire. Il s’occupe de la maintenance du camp de base : de son installation à la gestion des générateurs électriques, en passant par celle des déchets et la fermeture du camp après notre départ. C’est dans le KamAZ 6x6 que nous rencontrons Joric qui, assis au fond du camion, nous propose dès 11 h du matin de siroter sa bouteille de vodka. Sa bonne humeur l’a rapidement fait remarquer par l’équipe. « Normal » a-t-il l’habitude de répondre au « ça va ? » quotidien.

La veille de rejoindre le camp de base, nous occupons la soirée à faire la « décharge » de notre matériel pour les 21 porteurs kirghizes venus porter ce dont nous serons prêts à nous décharger. Soit la quasitotalité de ce que nous avons. Nous ne gardons que nos sacs de couchage, doudounes, gants et masques de ski dans nos sacs. Petit, grand, maigre, fort, tous les physiques sont présents parmi les porteurs dont il ne semble pas exister de physique type. Et comme Joric, le tabac et l’alcool ne leur font pas plus peur que la journée de marche qui les attend, surchargés. Alors que tous les porteurs ne connaissent pas la route et ne savent pas toujours à quoi s’attendre, la plupart sont en baskets, sans bâtons et déjà lestés de leur propre matériel pour pouvoir dormir une nuit sur le glacier à -10 degrés. Ils ont comme seul équipement une ceinture lombaire faite maison.

Le matin du départ, chacun des porteurs doit peser la charge supplémentaire qu’il s’engage à acheminer jusqu’au camp de base, à l’aide d’une grosse balance apportée pour l’occasion. C’est le piège lorsqu’ils choisissent la quantité d’affaires à porter : chacun est payé au poids qu’il porte, et si certains se connaissent bien, d’autres sont encore jeunes et se chargent imprudemment. C’est le dos courbé et déséquilibré par le poids de leurs sacs qu’ils parcourent les 18 km menant au camp de base, à zigzaguer entre les obstacles et à monter plus de 1 000 m en dénivelé cumulé. Si certains s’en sont brillamment sortis en arrivant avant 18 h – tout en fumant des cigarettes – d’autres ont eu une soirée plus pénible arrivant après 23 h, finalement aidés par leurs camarades solidaires. Ils font beaucoup avec peu de moyens et sont obligés d’user d’ingéniosité pour rentabiliser ce voyage aux Caraïbes…




CAMP DE BASE


La journée de marche jusqu’au camp de base se fait à flanc de montagne, en rive gauche du glacier sud. Autrement dit à l’ombre. Heureusement, la météo est bonne et les cairns ne manquent pas ; entre 7 et 8 h de marche suffisent à parcourir les 18 km qui nous séparent du camp de base. Nous découvrons ou redécouvrons alors le camp, toujours à flanc de montagne, qui fait face au lac Merzbacher et à la branche nord du glacier. Nous nous installons par deux dans des tentes montées pour l’occasion sur des palettes en bois et remplies de matelas en mousse, pour s’isoler du froid. Une tente mess’ (tente commune) nous permet de nous retrouver lors des repas concoctés par Natalia, mais aussi de nous réchauffer, avec un verre de thé le matin ou un verre de vodka le soir.

Natalia est la seule femme kirghize sur le glacier. C’est elle qui remplit nos estomacs matin, midi et soir, en nous cuisinant des plats encore meilleurs qu’au restaurant ! Mère d’un petit garçon qu’elle aimerait emmener vivre avec elle en Pologne, elle confectionne en attendant des vestes polaires et s’occupe de la cuisine lors de séjours en montagne durant l’été. Il ne faut pas se fier à son maquillage, ses faux ongles et son miroir de poche ; Natalia n’a pas peur du froid et l’a déjà prouvé en gravissant des sommets à plus de 7 000 m d’altitude.

Notre camp de base, installé sur un petit coin de verdure à flanc de montagne et surnommé Poljane (« prairie » en russe), fut autrefois le lieu d’une base scientifique. En août 2009, la troisième expédition de l’ère post-soviétique voit le GFZ (Centre de recherche en géosciences, Postdam) et le CAIAG (Institut des géosciences appliquées d’Asie centrale) s’unir pour installer une station météorologique baptisée « Global change observatory – Gottfried Merzbacher » (l’observatoire international du changement climatique). De nombreux capteurs devaient fournir des données météorologiques, hydrologiques, sismiques, pendant que des caméras et GPS surveillaient tout mouvement du glacier. Depuis cette base ont été menées de multiples expériences, permettant de modéliser le glacier et d’affiner les théories sur son comportement et celui du lac. Sur le camp, six containers marqués « GFZ » furent acheminés par hélicoptère : quatre abritaient autrefois du matériel scientifique, tandis que deux d’entre eux servent encore aujourd’hui de cuisine et de sanitaires.




FORMATION DU LAC et COMPORTEMENT DU GLACIER


Le lac Merzbacher est directement lié à la rencontre et au développement inhabituel des branches nord et sud du glacier. Si la vallée sud et ses 60 km sont rectilignes, la vallée nord, parallèle à la première, doit effectuer un virage vers le sud pour rejoindre cette dernière. Or, avant d’effectuer son virage, la branche nord se voit libérée de toute glace sur 3-4 kilomètres, jusqu’au lac. De cette façon le lac Merzbacher se forme à l’encontre du glacier sud qui agit comme un barrage de glace, retenant les eaux de fonte du glacier nord qui à partir de printemps viennent remplir ce lac proglaciaire. Alors que la branche sud pousse vers le nord au niveau de ce virage, le glacier se craquelle en crevasses, séracs et icebergs.

Il est intéressant de noter le rôle de cette jonction nord-sud dans le comportement du glacier. Celui-ci, continuellement alimenté par les neiges des sommets voisins, ne cesse d’être poussé vers l’aval et ainsi d’avancer vers l’ouest. Des études en 2010 ont montré que la branche sud du glacier progresse de 120 m par an pour sa partie la plus en amont, plus sujette à la pression des neiges qui viennent se transformer en glace et le pousser vers l’aval. Tandis que le front du glacier est plus ralenti et ne progresse que de quelques dizaines de mètres, voire plus du tout pour l’extrême aval. Rien d’anormal jusque-là. Mais on peut constater qu’un véritable ralentissement se produit après la jonction entre les branches sud et nord : passant d’un avancement de 100 m par an à une trentaine de mètres tout au plus.

Cette singularité s’explique en partie par la branche nord qui, délaissée de toute glace avant de rejoindre la branche sud, voit une anomalie se produire. La glace composant la branche sud, plutôt que de poursuivre son chemin vers l’aval, préfère défier les lois de la physique et pousse pour remonter vers la branche nord, vers l'amont ! Avec une rapidité annuelle qui s’accélère même à l’intérieur de ce virage, pouvant atteindre 100 m par an. Ainsi, la branche sud pousse davantage vers le lac Merzbacher (vide les trois quarts de l’année) que vers le front du glacier.

Les études dans le virage nord qui précède le lac, dont l’ensoleillement significatif doit être noté, ont montré que le retrait glaciaire de la branche nord concorderait avec la fin du petit âge glaciaire, vers 1850. En effet, la datation d’une racine de genévrier au carbone 14 a indiqué le minimum de temps pour l’existence d’un environnement non glaciaire. On suppose un réchauffement constant depuis 170 ans dans cette zone délaissée, tandis que la majeure partie du glacier se serait formée durant le petit âge glaciaire (1350-1850).




CONDITIONS MÉTÉO

Malgré la période tardive pour venir se frotter au glacier (du 3 au 18 novembre), le soleil nous accompagne presque tout du long de l’expédition. Les premiers jours sont même relativement chauds avec des nuits à -5 degrés Celsius et des journées de prospection agréables. Toutefois, le cinquième jour de l’expédition fut marqué par une tempête de neige qui recouvrit de blanc le glacier, jusqu’ici gris à cause de la moraine. À partir du lendemain, nous avons eu la chance d’admirer le glacier tout vêtu de blanc. Nous voyons le bon côté : les photographies en seront d’autant plus belles et notre progression plus aisée, aidée par l’amorti de la neige sous les pieds sur les blocs de la moraine. Et plus sûre, nous permettant un retour en un peu plus d’une heure à l’aide de notre trace laissée dans la neige.

Il nous arrive de rentrer au camp à la tombée de la nuit lorsque le soleil, s’effaçant à l’horizon, illumine le ciel de ses dernières chaudes lueurs. Le soleil, couché aux alentours de 18 h, laisse alors toute la lumière à la voie lactée et ses milliards d’étoiles, pas plus éclipsées par la nouvelle lune naissante. On se retourne pour admirer une dernière peinture du glacier dans l’obscurité, où les visiteurs sont trahis par les faisceaux de leurs lumières. Le silence ne se brise que pour laisser résonner une avalanche nocturne ou bien le craquement du glacier. C’est le signe qu’il avance.

La chaîne de montagnes au pied de laquelle notre camp de base est installé est haute de 4 800 m et nous fait de l’ombre à n’importe quelle heure de la journée. Le froid devient de plus en plus insistant. Au point que le matin, les chaussures deviennent impossibles à enfiler sans d’abord réchauffer et ramollir le cuir près du réchaud. La nuit, les -15 degrés deviennent la norme à mesure que l’on se rapproche de l’hiver.

Nikita, le dernier des quatre membres du noyau dur, est âgé d’un peu plus de 20 ans, ce qui en fait le plus jeune de la bande kirghize. Habitué à jouer le rôle de sherpa pour les étrangers, il endosse cette fois le rôle d’aide-cuisinier. Il seconde Natalia dans la préparation des repas au quotidien. Haut de presque deux mètres, il ambitionne une carrière dans le rap : nous irons même jusqu’à tourner un petit clip en sa compagnie, tous accoutrés de nos grosses doudounes dans la tente mess’.


Au carrefour des 2 branches - nord et sud - du glacier Inylchek. Cliché Yann Auffret
Au carrefour des 2 branches - nord et sud - du glacier Inylchek. Cliché Yann Auffret

EXPLORATIONS et OBSERVATIONS

En plus de nos excursions et prospections quotidiennes, deux zones de bivouac ont été occupées sur le glacier dans les secteurs les plus prometteurs. Une première zone à l’est du camp de base, en amont de la branche sud et une seconde en aval du lac, face au camp de base. Au total, 21 moulins et grottes ont pu être éclairés par nos frontales, pour 1 330 m de développement. Seulement quatre moulins nous ont offert plus de 100 m de développement, avec un maximum de 164 m, la plupart étant très verticaux dans leur profil. Le plus grand moulin, déjà repéré en 2022, profond de 90 m, est alimenté par une bédière dont le lit repose dans un canyon haut de plusieurs dizaines de mètres. Les 90 m de profondeur du moulin de l’Ouragan ne finissent pas sur un semblant de siphon, comme la plupart des moulins explorés, mais sur une rivière sous-glaciaire – elle-même alimentée par une petite cascade – qui vient se perdre dans un passage impénétrable. La présence d’eau au fond des moulins nous a surpris plus d’une fois, nous laissant penser que malgré la période tardive choisie pour venir, celle-ci était encore peut-être trop chaude. Il est difficile de dire si ces siphons en sont réellement, s’ils se vident à certaines périodes ou bien si ces eaux stagnent avant de geler en hiver ; ou encore si ces moulins ne font que buter sur une nappe « phréatique » qui vient noyer les fins de réseaux.

Nos trois tentatives d’exploration du lac Merzbacher ont échoué, que ce soit par le centre, par la droite ou par la gauche. L’accès vers le lac depuis l’aval est labyrinthique et tous nos efforts se sont confrontés au même problème. Le glacier, qui pousse vers un lac vide neuf mois dans l’année, finit par se rider en crevasses rendant la progression très hasardeuse. Ces mêmes failles se transforment en pénitents et séracs rendant indispensables les crampons et l’encordement, afin de zigzaguer entre les nombreux vides sous nos pieds : jamais assez noirs pour nous faire envie d’y descendre mais toujours assez profonds pour nous faire peur d’y chuter. Le meilleur moyen pour accéder au fond du lac serait un héliportage de l’autre côté sur la terre ferme, avant le front de la branche nord du glacier.

Quelques constats ont également pu être faits concernant le comportement général du glacier, en comparant les positions GPS de certains moulins déjà connus en 2019 avec 2023. Comme tous les glaciers, le glacier Inylchek est en mouvement : soumis aux forces physiques des neiges du Khan Tengri et des sommets voisins qui, par leurs poids, poussent vers le bas les neiges déjà existantes. Les pressions exercées par ces accumulations transforment la neige en glace et tout cela pousse le glacier vers l’aval. En quatre ans, nous avons pu constater des changements de position géographique de certaines entrées remarquables au front du glacier, qui se sont décalées d’une soixantaine de mètres en aval. Ceci peut s’expliquer par la conjugaison de l’avancement général du glacier mais surtout par la fonte superficielle ayant raboté les conduits sub-glaciaires. Les études réalisées entre 2006 et 2010 par des glaciologues ont montré un avancement de plus d’un mètre par an au front et plus de cent mètres par an à l’extrême amont. Nous avons pu faire un constat semblable dans la zone Merzbacher.

Concernant les résurgences observées au pied du front glaciaire, le paysage est remodelé chaque année par les crues, ce qui modifie leur position géographique. La résurgence principale est positionnée une centaine de mètres plus en aval qu’il y a quatre ans, contrairement à la résurgence secondaire qui se trouve une soixantaine de mètres plus en amont. Malgré ces déplacements importants, la position géographique moyenne de ce front est restée relativement stable sur cette période.




Les théories les plus récentes et les plus plausibles voient une poussée d’Archimède soulever le glacier et l’eau se déverser dessous. Au moment le plus chaud de l’année, alors que la base du glacier est lubrifiée par la fonte des neiges et les multiples bédières, que la vitesse du glacier augmente sensiblement et que sa pression vers l’amont et le lac se fait plus forte ; la quantité d’eau retenue par le lac (qui exerce à l’inverse une pression contraire en direction du glacier et de l’aval) viendrait soulever au chaussepied cette grosse masse glaciaire – par définition moins dense – jusqu’à la faire flotter et s’écouler dessous. À noter qu’aucun élément déclencheur n’a pu être noté depuis que ses vidanges sont étudiées. Il n’existe pas un niveau de volume minimum pour que le lac se vide : plusieurs vidanges ont déjà été observées durant un même été, à des niveaux de remplissages variables, voire avant ou après l’été. Les premières vidanges, répertoriées avant 1930, ont été remarquées en septembre-octobre. Celles-ci dépendent certainement d’innombrables facteurs, comme la température moyenne des derniers mois, le niveau d’eau ou bien la structure interne du glacier qui ne cesse d’avancer vers l’aval.

Au final, nos explorations, si elles auront modestement pu documenter un peu plus la structure du glacier, ne nous auront pas permis de résoudre cette énigme vieille de plus d’un siècle. Nous ne dérogerons ainsi pas à l’adage de Norbert Casteret qui disait qu’en spéléologie l’échec est la règle, tandis que la réussite est l’exception. Nous aurons au moins réussi à vivre de merveilleux instants, seuls au fond de notre glacier, mais à plusieurs.


De gauche à droite : Olivier Courtois, Adeline Ferrandez, Bastien Walter, Yann Auffret, Bruno Fromento, Denis Pailo, Didier Gignoux, Séphane Maifret, Anthony Geneau, Frank Balmier. Tout devant : Eric Bouclier.
De gauche à droite : Olivier Courtois, Adeline Ferrandez, Bastien Walter, Yann Auffret, Bruno Fromento, Denis Pailo, Didier Gignoux, Séphane Maifret, Anthony Geneau, Frank Balmier. Tout devant : Eric Bouclier.


Contactez-nous pour partir à la découverte du glacier Inylchek et du lac Merzbacher



 
 
bottom of page